La surveillance de communications d’un salarié par un employeur contrevient-elle au droit au respect à la vie privée et des correspondances prévu par l’article 8 de de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ? La CEDH avait, dans un arrêt du 12 janvier 2016 Barbulescu v. Romania, Aff. 61496/08, apporté des précisions sur les circonstances dans lesquelles ces droits doivent être garantis par les Etats tout en rejetant la demande du salarié. Ce dernier avait alors demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. La CEDH a rendu son verdict dans un arrêt du 5 septembre 2017 . Elle admet une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui dispose que « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».
Ce texte avait été invoqué par un salarié roumain afin de contester un licenciement fondé sur l’utilisation d’un compte de messagerie professionnel pour communiquer avec son frère et sa fiancée pendant son temps de travail alors que le règlement intérieur de l’entreprise stipulait : « Il est strictement interdit de troubler l’ordre et la discipline dans les locaux de l’entreprise, et en particulier : (…) – (…) d’utiliser les ordinateurs, les photocopieurs, les téléphones, les téléscripteurs ou les télécopieurs à des fins personnelles. »
Ses demandes avaient été rejetées par les juridictions roumaines qui avaient considéré que l’accès à la messagerie était conforme au droit du travail et au droit pénal roumain ainsi qu’à la constitution roumaine et même à l’article de la Convention européenne des droits de l’homme. En dernier recours, le salarié avait saisi la CEDH pour faire condamner l’Etat roumain au motif qu’il ne lui avait pas assuré le respect des droits énoncés à l’article 8 § 1.
Défaut de violation selon la Chambre (arrêt de 2016)
Dans sa décision de 2016, la Chambre s’était en premier lieu interrogée sur la notion de vie privée. Elle avait rappelé que la vie privée est un concept étendu qui comprend l’établissement de relations entre personnes privées. Les conversations téléphoniques entre personnes privées et entreprises relevaient donc a priori, selon elle, de la vie privée et du secret des correspondances. Sa décision s’inscrivait dans le sens de la jurisprudence de la CEDH qui avait déjà admis que les e-mails envoyés du lieu de travail devaient relever de l’article 8 § 1, de même que l’information captée à partir d’un usage personnel d’internet (Copland v. the United Kingdom (no. 62617/00, ECHR 2007‑I,§41).
La Chambre avait considéré que lorsque l’employé n’est pas informé d’une surveillance, il peut raisonnablement considérer qu’il bénéficie de la protection de la vie privée au travail. En conséquence, faute d’accord contraire explicite entre l’employeur et l’employé, la vie privée prévaut. Il en va tout autrement dès lors que l’employé a été informé du fait que l’employeur peut consulter les documents privés du salarié sur le lieu du travail.
La Chambre avait conclu que la question posée relevait bien de l’article 8§1 notamment parce que l’employeur avait eu accès au contenu des mails et que ce contenu avait été produit devant les juridictions roumaines. Elle avait en conséquence admis la recevabilité du recours.
Sur la question de la violation de la vie privée, la Chambre avait réaffirmé en premier lieu l’idée que les Etats doivent prendre des mesures positives en vue d’assurer la vie privée des individus. En conséquence, toute personne peut revendiquer, dans ses rapports avec autrui, la mise en œuvre d’un tel droit auprès de l’Etat. Mais les Etats disposent d’une certaine marge d’appréciation souveraine dans leur arbitrage des différents intérêts en jeu.
Dans la présente affaire, la Chambre s’était interrogée sur le point de savoir si l’Etat avait bien rempli ses obligations positives dès lors que la plainte concernait un employeur privé et plus précisément si les juridictions avaient retenu un équilibre équitable entre les droits du salarié au respect de la vie privée et des correspondances d’une part, et les intérêts de l’employeur, d’autre part.
La Chambre avait constaté que les arguments avaient été développés par le salarié devant les juridictions nationales et qu’il y avait bien été répondu. Elle avait relevé que les juridictions roumaines avaient estimé que l’utilisation à des fins privées de la messagerie pendant le temps de travail constituait une faute contractuelle. Elle avait aussi prêté attention au fait que le contenu des messages n’avait pas fondé la décision des juges et que l’employeur n’avait consulté la messagerie que parce qu’il pensait y trouver des messages professionnels. En conséquence, son accès pouvait être considéré comme légitime. La Chambre avait ajouté qu’il n’apparaissait pas déraisonnable que l’employeur puisse vérifier que ses salariés travaillent bien pendant leur temps de travail. Enfin, elle avait relevé que l’employeur n’avait consulté que la messagerie et aucun autre fichier présent sur l’ordinateur, ce qui démontrait selon elle le caractère limité et proportionné de sa surveillance.
Pour toutes ces raisons, l’Etat roumain n’avait pas, selon elle manqué à ses obligations au regard de l’article 8 § 1 de la Convention
Violation selon la Grande Chambre (Arrêt de 2017)
La Grande Chambre de la CEDH aboutit à une conclusion inverse de celle retenue par la Chambre.
Dans un premier temps, la Cour considère que le droit à la vie privée comprend le droit de mener une « vie privée sociale », définie comme « la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale (Bigaeva c. Grèce, no 26713/05, § 22, 28 mai 2009, et Özpınar c. Turquie, no 20999/04, § 45 in fine, 19 octobre 2010) et elle inclut aussi les activités professionnelles ((Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 110, CEDH 2014 (extraits), et Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, §§ 165-166, CEDH 2013) (point 71).
Sur la notion de « correspondances », la Cour observe qu’elle n’est qualifiée d’aucun adjectif, ce qui conduit à admettre que toutes les correspondances, purement privées ou professionnelles, relèvent de l’article 8 §1 (point 72).
La Cour souligne que l’attente raisonnable de la personne concernée quant à une protection de sa vie privée constitue un critère important mais non décisif (point 73). La Grande Chambre considère de ce point de vue qu’il n’est pas certain que les règles restrictives de l’employeur aient laissé au requérant cette attente raisonnable. Cette conclusion se fonde notamment sur le défaut d’information du salarié par l’employeur de l’étendue et de la nature de la surveillance opérée, en particulier du fait que l’employeur pouvait avoir accès à la teneur des communications (point 81).
La Cour admet ensuite que l’affaire concerne une obligation positive de l’Etat (point 111). Sans remettre en cause l’appréciation souveraine des Etats pour régir les relations entre employeurs et salariés concernant les communications non professionnelles des salariés, elle estime que ces relations doivent être gouvernées par la proportionnalité et des garanties procédurales contre l’arbitraire, ce qui doit conduire les Etats à prendre en compte un certain nombre d’éléments (point 121).
En premier lieu, il convient de vérifier si l’employé a été informé de manière claire quant à la nature de la surveillance et préalable à la mise en place de celle-ci. En second lieu, il faut prendre en compte l’étendue de la surveillance opérée par l’employeur et le degré d’intrusion dans la vie privée de l’employé. La surveillance portait-elle sur le flux des communications ou sur celle de leur contenu, sur leur intégralité ou seulement sur une partie d’entre elles ? Était-elle limitée dans le temps et dans l’espace ? Les destinataires étaient-ils limités ? En troisième lieu, quels sont les motifs légitimes de la surveillance et plus particulièrement de la surveillance du contenu des communications ? En quatrième lieu, n’aurait-il pas été possible de « mettre en place un système de surveillance reposant sur des moyens et des mesures moins intrusifs que l’accès direct au contenu des communications de l’employé » ? En cinquième lieu, quelles conséquences la surveillance a-t-elle pour l’employé ? Enfin, l’employé s’est-il vu offrir des garanties adéquates, notamment lorsque les mesures de surveillance de l’employeur ont un caractère intrusif ?
Et contrairement à la Chambre qui avait considéré qu’il n’y avait pas en l’espèce d’atteinte à la vie privée, la Grande Chambre retient cette violation suite à une analyse de la manière dont l’équilibre entre les intérêts du salarié et de l’employeur a été recherché à la lumière des critères généraux. Selon la Cour (point 140) : « il apparaît que les juridictions nationales ont manqué, d’une part, à vérifier, en particulier, si le requérant avait été préalablement averti par son employeur de la possibilité que ses communications sur Yahoo Messenger soient surveillées et, d’autre part, à tenir compte du fait qu’il n’avait été informé ni de la nature ni de l’étendue de la surveillance dont il avait fait l’objet, ainsi que du degré d’intrusion dans sa vie privée et sa correspondance. De surcroît, elles ont failli à déterminer, premièrement, quelles raisons concrètes avaient justifié la mise en place des mesures de surveillance, deuxièmement, si l’employeur aurait pu faire usage de mesures moins intrusives pour la vie privée et la correspondance du requérant et, troisièmement, si l’accès au contenu des communications avait été possible à son insu (paragraphes 120 et 121 ci‑dessus). »
Cette conclusion constitue un revirement par rapport à l’arrêt de la Chambre. Cela montre que l’analyse d’un juste équilibre entre les différents intérêts peut s’avérer délicate et source d’appréciations divergentes. L’employeur prudent a tout intérêt à tenir compte des consignes énoncées par la Cour. Si la surveillance des salariés n’est pas en soi illégitime, elle doit se faire dans le respect de la vie privée des salariés. Cette surveillance, son étendue, ses finalités doivent être portées à la connaissance des salariés. Elle ne saurait être excessive. Légitime, elle doit rester proportionnée.
Victoire pour les salariés, cet arrêt est la seule consolation du requérant qui n’aura eu droit à aucune réparation de son préjudice matériel ni de son préjudice moral. Le premier a été exclu faute de lien de causalité entre la « faute » et le dommage. Quant au second, selon la Cour : « le constat d’une violation constitue une satisfaction équitable pour tout dommage moral. » La sévérité de cette solution a été soulignée dans une opinion dissidente par la juge Karakas. Elle s’explique sans doute par l’idée que le salarié avait rompu la confiance indispensable qui doit gouverner, selon l’affirmation même de la Cour, les relations de travail. L’attitude du salarié aurait même dû, selon d’autres opinions dissidentes, conduire la Cour à rejeter une violation de l’article 8 (v. opinion dissidente commune).
Loïc PANHALEUX
Docteur en droit
Avocat spécialiste en droit des nouvelles technologies, de l’informatique et de la communication
Avocat spécialiste en droit international et de l’Union Européenne